KOSOVO • Pour avoir un passeport européen, j’ai quitté ma femme
C’est presque devenu une mode : des Kosovars se
séparent temporairement de leur épouse pour se remarier en Occident et
obtenir des papiers. Une pratique que les familles acceptent bon gré mal
gré.
24.03.2011 | Jeton Musliu | ShekulliChaque nuit, Valbona, 35 ans, regarde son mari souriant sur leur photo
de mariage, prise treize ans plus tôt. En 2008, il a épousé une
Allemande. Valbona, mère de ses quatre enfants, âgés de 4 à 11 ans,
était au courant de ce plan. En effet, pour sa famille et la communauté,
ils ne se sont pas vraiment séparés. Beaucoup d’Albanais du Kosovo
quittent leur épouse d’un commun accord avant d’émigrer en Occident, où
ils se remarient pour pouvoir obtenir plus rapidement une carte de
séjour. Ils se disent célibataires pour trouver très vite une nouvelle
compagne. Après avoir obtenu ce document, ils divorcent pour revenir à
leur première épouse et réunissent toute la famille en Occident.
L’Allemagne est une destination privilégiée pour les Kosovars depuis
longtemps. Les femmes qu’épousent ces Kosovars croient avoir trouvé le
mari idéal. Mais elles sont vite abandonnées au profit des épouses
albanaises. Valbona est confiante, son mari quittera sa nouvelle femme
et viendra la chercher, elle et leurs enfants, pour les emmener dans le
riche Occident. “La séparation a été difficile, mais nous savions
pourquoi nous le faisions et cela nous a aidés”, explique la jeune
femme, qui vit entourée de ses beaux-frères. “Je fais un grand sacrifice pour que notre famille ait un avenir meilleur ”, ajoute-t-elle. Elle vient de passer quelques jours de vacances au Kosovo avec son mari, à l’insu de l’épouse allemande.
Le tabou dont était frappé le divorce dans la société albanaise a perdu
de sa force devant l’utilité de cette procédure. Bien sûr, toutes les
femmes étrangères ne se valent pas : il faut qu’elles aient la
nationalité du pays d’accueil. Si les hommes quittent leur épouse
kosovare pour cette raison, la communauté est prête à fermer les yeux.
Chaque mois, l’ex-mari de Valbona envoie de l’argent pour les enfants.
Ces sommes représentent beaucoup dans un Kosovo où 40 % de la
population est au chômage et où le salaire moyen tourne autour de
200 euros. Les émigrants kosovars envoient 530 millions
d’euros par an chez eux, environ 13 % du PIB du pays selon la
banque centrale du Kosovo, ce qui représente 30 % des économies des
foyers kosovars. Dans ces conditions, nombreux sont les candidats à
l’émigration européenne. Or l’obtention d’un visa et d’un passeport
allemand est difficile. En revanche, ceux qui ont résidé en Allemagne
pendant cinq ans peuvent y prétendre, comme les étudiants et les époux
des ressortissants allemands.
Sonia, une Allemande de Stuttgart, a épousé un Kosovar de Mitrovica en
1997. Elle avait la trentaine, était au chômage et avait succombé à ce
beau brun à peine plus âgé qu’elle qui l’avait accostée dans un café.
Elle n’imaginait pas qu’il était marié depuis ses 18 ans. Peu de temps
après leur mariage, Sonia a appris l’albanais et a adopté les coutumes
du pays. “Je suis devenue plus albanaise que les Albanaises”,
témoigne-t-elle. Contrairement à ses compatriotes, le mari de Sonia n’a
pas demandé le divorce au bout de cinq ans. Sans doute parce
qu’entre-temps le couple avait eu un petit garçon et que son père en
voulait la garde – il a d’ailleurs fini par l’obtenir. Le Kosovar s’est
alors immédiatement remarié avec sa première épouse ; il vit
actuellement près de Stuttgart avec sa première famille et l’enfant de 2
ans issu de sa deuxième union. Sonia ne connaît pas les coulisses de
son histoire et sait seulement que son ex-mari a épousé une “femme albanaise sans papiers”. Elle ne comprend pas pourquoi leur relation a pris fin.
Beaucoup d’Albanais du Kosovo justifient ces pratiques dans le but
d’améliorer leur vie. Auparavant, le divorce n’était admis qu’en cas de
stérilité de la femme. “Aujourd’hui la situation est plus
problématique. La famille de la première épouse fait pression sur le
mari pour qu’il la reprenne, explique Hamdi, 71 ans. Résultat :
des femmes kosovares vivent quelque part en Allemagne près du lieu où
résident leur ex-mari et sa nouvelle épouse. On est bien loin de nos
traditions.”
Il explique aussi que le passeport européen donne de l’importance à ces
hommes dans le Kosovo moderne. Un quadragénaire peut ainsi se remarier
avec une femme de vingt ans plus jeune que lui grâce à ce sésame. “L’intérêt l’emporte sur la tradition”,
regrette le vieil homme. Décriés par certains intellectuels kosovars
qui en condamnent l’hypocrisie et la malhonnêteté, ces mariages
indignent aussi les religieux. L’imam Bedri Syla les qualifie de “sacrilèges”. “Ces actes sont condamnables moralement, et même légalement”,
dit-il. Pourtant, le rêve européen vaut bien un compromis avec la
morale et la tradition. Sculpteur de pierres tombales, Agron vit avec sa
femme près de Stuttgart après une longue et pénible procédure de
divorce d’avec son épouse allemande. Il tente d’oublier le fait d’avoir
quitté femme et enfants pendant les cinq ans qu’ont duré son mariage
avec cette Allemande. “Le sacrifice vaut la peine tant qu’on n’oublie pas sa femme et ses enfants restés au Kosovo”, confie-t-il. Pour lui, son petit hameau allemand est un “paradis”.
Pour rejoindre un tel paradis, Valbona et ses quatre enfants devront
patienter encore trois ans au moins. En attendant cette nouvelle vie à
l’étranger, la présence de cette femme auprès de son mari ne l’inquiète
pas parce que cela lui ouvre les portes de l’Occident. “Ce sont les conditions économiques de notre pays qui nous contraignent à ce choix”, conclut-elle.